Histoire d’oeuvres

Un chef-d’oeuvre restauré

Peut-être aviez-vous suivi cette actualité artistique ? Le 16 février dernier, le musée du Louvre a raccroché l’œuvre majeure du peintre Eugène Delacroix, Les Massacres de Scio, peinte en 1822. À l’automne 2019, elle avait quitté les cimaises du musée pour une période 4 mois pour bénéficier d’un bon lifting.

Financée par la Bank of America, la restauration de cette toile monumentale a été décidée pour améliorer la visibilité de l’œuvre. Elle n’avait pas en soi de problèmes de structure, ni d’urgences particulières pour lancer cette opération de grande envergure. C’est plus un problème de lecture de l’œuvre qui était devenue difficile. Celle-ci en effet était perturbée par les nombreuses couches de vernis qui avaient jaunies et gênaient au final la perception du sujet, des personnages et du paysage. Tout le travail des restaurateurs a consisté à nettoyer la couche picturale des nombreux vernis, à faire réapparaitre la lumière chaude, les tonalités à la fois savoureuses et violentes de la palette de l’artiste, à l’instar des touches de vermillon que le peintre a rajoutées in extremis avant son accrochage au Salon de 1824.

Cette œuvre comporte une multitude d’anecdotes mais celle qui est aujourd’hui la plus impressionnante, au vu des dimensions de l’œuvre (4,17 x 3,54m), est liée à la composition du ciel que l’artiste aurait refait après avoir vu une œuvre de John Constable, lors de ce fameux Salon officiel de 1824 au Louvre. Entre mythe et réalité, certains historiens évoquent que ce serait après avoir vu La Charrette de foin (1821) de l’artiste britannique que Delacroix décida de refaire partiellement le ciel des Massacres de Scio. Après en avoir demandé la permission au comte de Forbin, directeur des musées, l’artiste a fait décrocher l’œuvre et repeint alors le ciel en quelques jours.

Une oeuvre majeure, symbole de modernité

Bien d’autres raisons font que ce tableau est, hier comme aujourd’hui, considéré comme une œuvre majeure de l’artiste.

La première est déjà le sujet d’actualité choisi par l’artiste. De son vrai titre, « Scènes des massacres de Scio: des familles grecques en attente de mort ou d’esclavage », elle a pour thème l’extermination de ces familles par l’armée turque. L’histoire fait référence à la destruction de l’île grecque, autrefois centre commercial, par le sultan ottoman. La flotte turque a entrepris une expédition de deux semaines de viols et de meurtres avant de brûler l’île. Vingt-cinq mille personnes ont été tuées et quarante-cinq mille autres ont été vendues sur les marchés d’esclaves de l’Empire ottoman. Cette actualité a indigné l’artiste qui décida indépendamment sans patron ni commission de peindre de cette ignominie. Alors qu’il n’est âgé que de 26 ans, l’artiste, de son propre chef, relate cet épisode tragique de la Guerre d’Indépendance grecque dans un format monumental, réservé généralement à la peinture d’Histoire. Dès lors, l’œuvre a été considérée comme le manifeste du mouvement Romantique. À travers ce geste, le jeune Delacroix, issu d’une famille bourgeoise, s’est forgé l’image d’un peintre engagé.

La deuxième réside peut-être aussi dans le fait que cette restauration a fait apparaître que l’artiste a employé la technique de la « touche divisionniste » pour constituer les visages de certains de ses personnages. C’est une découverte majeure dans l’histoire de l’art qui place Delacroix comme un précurseur de cette technique, 15 ans avant la publication de la loi du contraste simultané du chimiste Chevreul. Elle révèle le côté expérimentateur du peintre, un demi-siècle avant que les pointillistes Seurat et Signac n’érigent cette technique en mouvement artistique.

Bien évidemment, l’œuvre a été moyennement bien reçue par la critique de l’époque. Stendhal écrit dans Le Journal de Paris du 9 octobre 1824 : « J’ai beau faire, je ne puis admirer M. Delacroix et son Massacre de Scio ». Dans la même veine, le critique d’art Delécluze déclare dans le Journal des débats : « Lorsque mes regards se sont dirigés sur cette Scène du Massacre des habitants de Chio, peinte par M. Delacroix, livré à mes propres impressions, j’ai frémi, et je me suis demandé si, dans l’exercice d’un art qui en dernière analyse est fait pour plaire, le bon goût (…) permettait qu’on exprimât des sentiments, des formes qui déplaisent, repoussent, font horreur ».

D’autres critiques d’art, plus libéraux, ont vu en Delacroix l’inventeur d’une nouvelle peinture, loin des classiques et des académismes forcés. Dans Le Constitutionnel, Adolphe Thiers écrit : « M. Delacroix […] a prouvé un grand talent, et il a levé des doutes en faisant succéder le tableau des Grecs à celui de Dante ».

Bien qu’il ne fît pas l’unanimité, l’État le lui acheta 6 000 francs, pour être exposé ensuite au musée du Luxembourg.

À l’occasion du centenaire de la disparition de l’artiste, une belle exposition avait été organisée en 1963 au musée du Louvre. En 2018, le musée du Louvre récidive, associée pour l’occasion au Metropolitan Museum of Art, en offrant une magnifique rétrospective présentant 180 œuvres du peintre. Avec plus de 540.000 visiteurs, cette rétrospective a été à l’époque l’exposition la plus fréquentée du musée le plus fréquenté du monde. Les centaines de visiteurs n’avaient pu voir à l’époque le ciel dégagé des ombres grises formées par la crasse accumulée au fil des siècles, et les couleurs vivaces ternies par des couches de vernis jaunis. Mais aujourd’hui, c’est possible techniquement mais il faudra attendre la fin de cette période de confinement, pour pouvoir vous rendre au Louvre et l’admirer.

Massacres de Scio d’Eugène Delacroix à l’issue de sa restauration, Musée du Louvre, janvier 2020 ©Céline Lefranc.